Cette envie est d'abord
le fruit d'une colère longtemps contenue.
Écrivant cela, je songe
au sort que l'air du temps réserve aux chrétiens. Je parle ici, non point de «
persécution » à proprement parler (ce serait idiot), mais de cette dérision
goguenarde qui court dans l'époque et agite les médias, principalement à
gauche, où se situent la plupart de mes amis. On aime y désigner le croyant qui
s'affiche comme un zombie archaïque, amputé d'une part de lui-même, voué à une
crédulité qui prête à sourire quand elle ne déchaîne pas l'hostilité. Dans les
milieux philosophiques ou scientifiques, la mise à l'écart est de rigueur.
Comment pourrait-il prétendre penser rationnellement celui qu'émeuvent encore ces
« fables » ? Peuvent-ils se poser en interlocuteurs et en chercheurs à part entière
ceux qui n'ont pas réussi à rompre une fois
pour toutes avec cet héritage de superstitions, ou n'ont pas souhaité le
faire ? Pensez donc ! Se préoccuper encore de sens, d'ontologie, de
métaphysique !
Ce n'est pas la vivacité
hostile de ces discours qui me choque. Les chrétiens, après tout, n'ont pas toujours
reculé devant la dispute, laquelle accompagne l'histoire du christianisme
depuis l'origine. Songeons à celle, fameuse et inaugurale, qui opposa aux IIe
et IIIe siècles Celse, le philosophe païen, à Origène, le théologien
grec d'Alexandrie, qui prit la peine de reprendre un à un les arguments du
premier, au point de s'en faire le « transmetteur » historique 1.
Celse, chez qui Nietzsche et les nietzschéens d'aujourd'hui puisèrent nombre de
leurs arguments, nous est donc connu grâce à... un presque Père de l'Église (le
statut théologique d'Origène est ambigu sur ce point). Le paradoxe est amusant mais
sachons que cette emblématique querelle, et
celles qui suivirent au long des siècles, ne furent jamais tendres. Celse n'est
cité ici qu'à titre d'exemple. La confrontation avec un discours hostile, même
violent, est une occurrence dont il faut accepter la rudesse. Et peut-être s'en
féliciter. Toute croyance ne doit-elle pas « rendre raison » d'elle-même, sauf
à demeurer dans l'obscurantisme ou le sentiment ?
De livre en livre, j'ai
tenté pour ma part de prendre le questionnement antichrétien au sérieux. Et
j'ai pris soin, autant que j'ai pu, de confronter le christianisme aux
critiques les plus sévères, celles qui en récusaient jusqu'au principe. Dans un
de ses essais, Jacques Ellul raconte qu'au sortir de l'adolescence, quand il
sentit renaître en lui la foi chrétienne, il s'empressa d'aller lire – ou
relire – les grands auteurs antichrétiens pour mettre sa foi nouvelle à l'épreuve.
Il ne fut jamais arrêté par la vivacité ou la violence de ces textes.
Non, c'est la superbe et la condescendance le plus
souvent incultes – pour ne pas dire ignares – de certains réquisitoires
contemporains qui m'irritent, surtout lorsqu'ils sont intimement reçus comme
des blessures par les hommes et les femmes que je rencontre. Ces réquisitoires
n'ont plus rien à voir avec un questionnement ou une controverse documentée.
Ils procèdent de l'injonction haineuse, assez proche, au fond, de ce que furent
les anathèmes idéologiques du XXe siècle (« Les vipères lubriques »,
« Tout anticommuniste est un chien ! », etc.).
On voudrait convaincre les chrétiens non seulement qu'ils sont « réacs », pour
reprendre un substantif à la mode, mais qu'ils sont désormais exclus de
l'histoire des idées. Ils sont out ou
irrémédiablement « en baisse », comme on dit dans les hebdomadaires.
II est intéressant de se
souvenir que durant les premiers siècles du christianisme, dans les décennies
qui précédèrent la conversion de Constantin et au sortir des grandes persécutions,
il était de bon ton de se dire chrétien. Les intellectuels de l'époque, si l'on
peut dire, avaient fini par juger
infantiles les croyances païennes des générations précédentes. Aux païens
d'être qualifiés de « ringards », si l'on se réfère aux critères contemporains.
Aujourd'hui, le mépris a de nouveau
changé de campo Le chrétien moqué, le prêtre calomnié, le pape ridiculisé font
la joie des humoristes quand ils ne se voient pas soupçonnés de compromission avec
la bêtise moralisatrice ou même la violence terroriste. Le fait d'attacher
encore de l'importance à ces affaires de foi procéderait de l'imbécillité. Je
pense ici à un ancien camarade de faculté, voltairien proclamé et sociologue de
renom, qui cessa tout simplement de me voir lorsqu'il se rendit compte que « je
m'intéressais à nouveau à la question chrétienne ». II me jugea victime d'une
pitoyable rechute, sujet à une
pathologie proche de l'idiotie. Je cessais en tout cas d'être à ses yeux un
interlocuteur fréquentable.
Je pense aussi à certains
auteurs comme le phénoménologue Michel Henry ou le romancier Frédéric Boyer,
qui furent longtemps honorés par la critique pour leur travail et pour leurs livres,
jusqu'au jour où ils confessèrent leur inclination chrétienne. Alors, ils
purent lire des recensions moqueuses ou faussement navrées dans les pages
littéraires de quelques grands journaux. Ils en furent meurtris, alors même qu'ils
possédaient, eux, les moyens de se défendre. Mais que dire des croyants
ordinaires, ceux qui n'ont accès à aucune tribune et doivent encaisser, jour après
jour, ce dédain venu d'en haut ? Un dédain qui, sur le fond, me paraît non
seulement injuste mais intellectuellement saugrenu.
Jean-Claude Guillebaud
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