quarta-feira, 22 de dezembro de 2010

Os Cordoeiros: Segunda-feira, Dezembro 22 [2003]

Dominici ou le triomphe de la littérature 

Tout le procès Dominici s’est joué sur une certaine idée de la psychologie, qui se trouve être comme par hasard celle de la Littérature bien-pensante. Les preuves maté­rielles étant incertaines ou contradictoires, on a eu recours aux preuves mentales; et où les prendre sinon dans la mentalité même des accusateurs? On a donc reconstitué de chic mais sans l’ombre d’un doute, les mobiles et l’enchaînement des actes; on a fait comme ces archéo­logues qui vont ramasser de vieilles pierres aux quatre coins du champ de fouille, et avec leur ciment tout moderne mettent debout un délicat reposoir de Sésostris, ou encore qui reconstituent une religion morte il y a deux mille ans en puisant au vieux fonds de la sagesse univer­selle, qui n’est en fait que leur sagesse à eux, élaborée dans les écoles de la III’ République.
De même pour la psychologie » du vieux Dominici. Est-ce vraiment la sienne? On n’en sait rien. Mais on peut être sûr que c’est bien la psychologie du président d’assises ou de l’avocat général. Ces deux mentalités, celle du vieux rural alpin et celle du personnel justicier, ont-elles la même mécanique? Rien n’est moins sûr. C’est pourtant au nom d’une psychologie universelle» que le vieux Dominici a été condamné: descendue de l’empyrée charmant des romans bourgeois et de la psychologie essentialiste, la Lit­térature vient de condamner un homme à l’échafaud. Ecou­tez l’avocat général : « Sir Jack Drummond, je vous l’ai dit, avait peur. Mais il sait que la meilleure façon de se défendre, c’est encore d’attaquer. II se précipite donc sur cet homme farouche et prend le vieil homme à la gorge. Il n’y a pas un mot d’échangé. Mais pour Gaston Dominici, le simple fait qu’on veuille lui faire toucher terre des épaules est impensable. Il n’a pas pu, physiquement, supporter cette force qui soudain s’opposait à lui. » C’est plausible comme le temple de Sésostris, comme la Littérature de M. Gene­voix. Seulement, fonder l’archéologie ou le roman sur un « Pourquoi pas? », cela ne fait de mal à personne. Mais la Justice? Périodiquement, quelque procès, et pas forcément fictif comme celui de l’Etranger, vient vous rappeler qu’elle est toujours disposée à vous prêter un cerveau de rechange pour vous condamner sans remords, et que, cornélienne, elle vous peint tel que vous devriez être et non tel que vous êtes.
Ce transport de Justice dans le monde de l’accusé est possible grâce à un mythe intermédiaire, dont l’officialité fait toujours grand usage, que ce soit celle des cours d’assises ou celle des tribunes littéraires, et qui est la transparence et l’universalité du langage. Le président d’assises, qui lit le Figaro, n’éprouve visiblement aucun scrupule à dialoguer avec le vieux chevrier « illettré ». N’ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français? Merveilleuse assurance de l’éducation classique, où les bergers conversent sans gêne avec les juges! Mais ici encore, derrière la morale prestigieuse (et grotesque) des versions latines et des dissertations fran­çaises, c’est la tête d’un homme qui est en jeu.
La disparité des langages, leur clôture impénétrable, ont pourtant été soulignées par quelques journalistes, et Giono en a donné de nombreux exemples dans ses comptes rendus d’audience. On y constate qu’il n’est pas besoin d’imaginer des barrières mystérieuses, des malentendus à la Kafka. Non, la syntaxe, le vocabulaire, la plupart des matériaux élémentaires, analytiques, du langage se cherchent aveuglé­ment sans se joindre, mais nul n’en a scrupule: « Etes-­vous allé au pont? — Allée? il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. » Naturellement tout le monde feint de croire que c’est le langage officiel qui est de sens commun, celui de Dominici n’étant qu’une variété ethnologique, pitto­resque par son indigence. Pourtant, ce langage présidentiel est tout aussi particulier, chargé de clichés irréels, langage de rédaction scolaire, non de psychologie concrète (à moins que la plupart des hommes ne soient obligés, hélas, d’avoir la psychologie du langage qu’on leur apprend). Ce sont tout simplement deux particularités qui s’affrontent. Mais l’une a les honneurs, la loi, la force pour soi.
Et ce langage « universel » vient relancer à point la psychologie des maîtres : elle lui permet de prendre toujours autrui pour un objet, de décrire et de condamner en même temps. C’est une psychologie adjective, elle ne sait que pourvoir ses victimes d’attributs, ignore tout de l’acte en dehors de la catégorie coupable où on le fait entrer de force. Ces catégories, œ sont celles de la comédie classique ou d’un traité de graphologie : vantard, coléreux, égoïste, rusé, paillard, dur, l’homme n’existe à ses yeux que par les « caractères » qui le désignent à la société comme objet d’une assimilation plus ou moins facile, comme sujet d’une soumission plus ou moins respectueuse. Utilitaire, mettant entre parenthèses tout état de conscience, cette psychologie prétend cependant fonder l’acte sur une intériorité préalable, elle postule « l’âme »; elle juge l’homme comme une « conscience », sans s’embarrasser de l’avoir premièrement décrit comme un objet.
Or cette psychologie-là, au nom de quoi on peut très bien aujourd’hui vous couper la tête, elle vient en droite ligne de notre littérature traditionnelle, qu’on appelle en style bourgeois, littérature du Document humain. C’est au nom du document humain que le vieux Dominici a été condamné. Justice et littérature sont entrées en alliance, ont échangé leurs vieilles techniques, dévoilant ainsi leur iden­tité profonde, se compromettant impudemment l’une par l’autre. Derrière les juges, dans des fauteuils curules, les écrivains (Giono, Salacrou). Au pupitre de l’accusation, un magistrat? Non, un conteur extraordinaire », doué d’un « esprit incontestable » et d’une « verve éblouissante »(selon le satisfecit choquant accordé par le Monde à l’avo­cat général). La police elle-même fait ici ses gammes d’écri­ture. (Un commissaire divisionnaire: « Jamais je n’ai vu menteur plus comédien, joueur plus méfiant, conteur plus plaisant, finaud plus matois, septuagénaire plus gaillard, despote plus sûr de lui, calculateur plus retors, dissimula­teur plus rusé... Gaston Dominici, c’est un étonnant Frégoli d’âmes humaines, et de pensées animales. Il n’a pas plu­sieurs visages, le faux patriarche de la Grand’Terre, il en a cent !) Les antithèses, les métaphores, les envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger. La justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural, cependant que la littérature elle-même venait au prétoire chercher de nouveaux documents « humains », cueillir innocemment sur le visage de l’accusé et des sus­pects, le reflet d’une psychologie que pourtant, par voie de justice, elle avait été la première à lui imposer.
Seulement, en face de la littérature de réplétion (donnée toujours comme littérature du « réel » et de I’ humain), il y a une littérature du déchirement : le procès Dominici a été aussi cette littérature-là. II n’y a pas eu ici que des écrivains affamés de réel et des conteurs brillants dont la verve éblouissante emporte la tête d’un homme ; quel que soit le degré de culpabilité de l’accusé, il y a eu aussi le spectacle d’une terreur dont nous sommes tous menacés. celle d’être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu’il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là.
Roland Barthes, in Mythologies, Editions du seuil, Paris 1987, p. 50 et sq.

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